Rappel des faits
Le 17 Mars 2016, Mamadou Sakho fut contrôlé positif par l’Agence mondiale antidopage (AMA) à l’utilisation d’un brûleur de graisse, à l’issue d’un huitième de final retour de Ligue Europa.
Ce contrôle positif poussa, le mois suivant, l’Union Européenne des Associations de Football (UEFA) à diligenter une enquête à l’encontre du défenseur français. Dans la foulée, il fut (i) mis à pied par son club de l’époque, le Liverpool FC, et (ii) non retenu dans le groupe France qui disputa l’Euro quelques semaines plus tard.
Sur la fin de cette saison 2015-2016, Sakho manqua donc, et la finale de Ligue Europa avec Liverpool, et la finale de l’Euro avec la France. Ironie de l’histoire, il fut d’ailleurs innocenté par l’UEFA deux jours avant cette dernière (le 8 juillet 2016).
Mais le mal était fait. Depuis cette suspension, Sakho a durablement été écarté de l’équipe première de Liverpool, jusqu’à rejoindre, début 2017, un club de moindre standing (Crystal Palace). Par ailleurs, Sakho ne fit plus que des apparitions éparses en sélection nationale.
Et si l’UEFA s’était rétractée dès 2016, l’AMA avait quant à elle, maintenu ses allégations ce dopage dans ses communiqués de 2016 et de 2017.
Exclu de deux équipes majeures de cette fin de décennie, Sakho n’a donc participé ni à l’épopée victorieuse de l’équipe de France en Coupe du Monde 2018, ni à la marche triomphale de Liverpool entre 2018 et 2020.
Aussi le défenseur français avait-il saisi la justice britannique en Octobre 2018 ; arguant que la décision de l’AMA avait précipité son départ de Liverpool, et demandant 14,5 millions de dommages et intérêts.
Le 4 novembre 2020, lors d’une audience auprès de ma Cour Royale de Justice, l’AMA a annoncé avoir transigé avec Mamadou Sakho ; et lui avoir accordé une réparation d’un montant non divulgué. [lien source]
La quintessence de la perte de chance
La perte de chance, que nous définirons comme la perte certaine d’une éventualité favorable, est classiquement considérée comme une catégorie particulière de gain manqué.
Une catégorie pour laquelle le lien de causalité entre faute et dommage est plus difficile à établir. Au cas d’espèce, l’AMA avait d’ailleurs invoqué l’absence d’un lien de causalité évident, soulignant notamment une éventuelle « incompatibilité psychologique » entre le joueur et son Jürgen Klopp, son entraîneur de naguère.
Bien souvent, elle fait encore figure de parent pauvre du chiffrage, et est limitée à son intérêt pour l’évaluation du préjudice futur en matière de responsabilité contractuelle (la perte de chance de renouveler un contrat est aujourd’hui largement admise – a fortiori si ledit contrat comprend une clause de tacite reconduction).
Or, si le chiffrage est réalisé dans des conditions académiques, le seul effet d’actualisation réduit drastiquement le montant de la perte de chance. Au point que cette dernière soit parfois abandonnée afin de ne pas affaiblir la robustesse du chiffrage produit par ailleurs.
Eu égard au principe fondamental de réparation intégrale du préjudice, nous pensons qu’il s’agit là d’une erreur méthodologique qui peut être très préjudiciable à la demanderesse.
Toujours est-il que la perte de chance revêt également d’autres utilités, et peut même parfois constituer le chef de préjudice principal d’une demande. L’affaire Sakho en est le parfait exemple.
À la différence de la plupart de contrats, les contrats des footballeurs n’ont pas nécessairement vocation à arriver à terme. D’une saison à l’autre, un club peut décider de se défaire d’un joueur pour pléthore de raisons : changement de l’entraîneur, du dispositif de jeu, recrutement d’un concurrent, révélation d’un jeune, trading de joueur, opportunité de revente, blessure du joueur, performances individuelles jugées trop faibles, bras de fer avec le joueur, crainte d’un départ libre / en fin de contrat, etc.
Du reste, l’incertitude sportive est telle d’une saison sur l’autre qu’elle compromet fortement un raisonnement classique en termes de pur gain manqué (hors perte de chance).
Aspects Techniques du chiffrage de la perte de chance
Un calcul d’occurrence sur le gain manqué
Le chiffrage de la perte de chance s’apparente à un calcul d’occurrence sur un gain manqué classique ; lui-même chiffré par différence actualisée entre (i) une marge sur coûts variables contrefactuelle – calculée comme si la chance n’avait pas été perdue – et (ii) la marge sur coûts variables factuelle constatée.
D’un point de vue technique, le chiffrage de la perte de chance ne pose donc guère d’autres difficultés que les classiques du gain manqué (fiabilisation de la documentation, sélection des hypothèses de modélisation de marges, etc.).
Même le calcul d’occurrence, privilège de la perte de chance, ne constitue, tout compte fait, qu’un simple traitement financier de l’incertitude ; lequel est réalisé sur tout gain manqué futur, ou – plus généralement – sur tout business plan.
Une querelle de chapelle anime les financiers concernant le traitement financier de l’incertitude qui peut être effectué :
- soit lors de du calcul du différentiel de marge – ou de flux financiers dans le cadre d’un business plan -,
- soit lors de la détermination du taux d’actualisation.
Il est également possible de mener des approches alternatives plus techniques intégrant le traitement de l’incertitude (telles que les évaluations par les options réelles) , mais la complexité de ces méthodes a tendance à rebuter les juges. Elles sont donc très peu utilisées en pratique.
Le traitement de l’incertitude dans le calcul du différentiel de marge
Sur ce premier aspect, deux méthodes de traitement de l’incertitude peuvent être utilisées.
En premier lieu, il est possible de d’appliquer des coefficients distincts sur un même calcule de différentiel de marge couvrant, (i) et la période du gain manqué, (ii) et la période de la perte de chance.
Cette méthode permet de conserver une parfaite continuité avec un gain manqué calculé précédemment, et est donc particulièrement intéressante dans le cadre de la modélisation d’une perte de chance de renouveler un contrat. Elle est toutefois relativement binaire (soit la perte de chance existe sous une forme fixe, soit elle n’existe pas) et critiquable pour la modélisation de préjudices plus complexes.
En second lieu, il est possible de traiter l’incertitude par scénarisation du préjudice. Reprenons l’affaire Sakho : il s’agirait par exemple de modéliser, dans un cas, le différentiel de revenus qui aurait été le sien s’il avait pu rester à Liverpool pendant cinq ans, puis de modéliser, dans un autre cas, le différentiel de revenus qui aurait été le sien s’il avait été transféré au Real Madrid à partir de 2018. La comparaison de ces deux scénarios permettrait, ensuite, d’obtenir une fourchette de chiffrage du préjudice.
Cette méthode de chiffrage, plus technique, peut vite devenir une usine à gaz pour qui n’a pas de notions de modélisations financières.
Si elle n’est pas rigoureusement développée, elle peut être perçue par le juge comme une incapacité à chiffrer autre chose qu’une fourchette de réparations (et la réalisation d’une moyenne arithmétique des préjudices entre les différents scénarios modélisés n’arrangerait rien…).
A l’inverse, certains juges sont particulièrement sensibles à cette approche et estiment qu’il n’est pas cohérent de présenter un chiffrage unique très précis pour chiffrer un préjudice de perte de chance relatif à une situation par définition.
Le traitement de l’incertitude par la détermination du taux d’actualisation
En liminaire de ce second aspect, rappelons brièvement le principe de l’actualisation.
Deux flux financiers de périodes différentes (mettons 2020 et 2021) ne peuvent pas être directement comparés (ou additionnés) car ils ne présentent pas la même valeur au regard de :
- la préférence pour la liquidité immédiate : un euro d’aujourd’hui vaut plus qu’un euro de demain (car il peut être réinvesti et rapporter plus d’un euro demain) ;
- l’aversion au risque : un euro d’aujourd’hui est certain et vaut plus qu’un euro demain (qui est par nature incertain ne serait-ce qu’à cause d’éventuels chocs d’inflation).
A minima, l’actualisation a donc pour effet de corriger la valeur d’un préjudice futur de son effet temps. Précisons, à cet égard, que les demandes de réparation basées sur un préjudice futur non actualisé devraient être systématiquement rejetées par les parquets.
Outre cet effet temps, une actualisation plus importante peut neutraliser divers risques (entre autres : chocs d’inflation, risque de taille, incertitude liée au covid), parmi lesquels peut également figurer le risque de non-réalisation de la chance perdue.
Dans les faits, l’actualisation est effectuée à l’aide d’un taux, dit « taux d’actualisation », calculé sur la base d’un taux de placement sans risque (la fameuse préférence pour la liquidité immédiate), assortie de diverses primes de risques (prime de taille, prime covid, etc.). Le taux d’actualisation appliqué sur les années de perte de chance serait donc rehaussé d’une prime de risque de non-réalisation de la chance perdue, par rapport à celui utilisé pour un simple gain manqué.
Séduisante du point de vue de la théorie financière, cette méthode n’est pas la plus simple à appréhender pour un profane. Elle souffre, du reste, du même aspect binaire – et donc des mêmes avantages et des mêmes inconvénients – que l’application de coefficients au différentiel de marge.
Aspects économiques et financiers du chiffrage de la perte de chance
S’il existe bien quelques subtilités techniques, notamment liées à la détermination du taux, d’actualisation, le mécanisme général de modélisation est largement connu et plutôt simple à mettre en place tout professionnel du chiffre.
La difficulté du chiffrage, donc, dans la finesse de l’analyse et la qualité des projections économiques devant être mobilisées pour le chiffrage de la perte de chance. Il s’agit bien plus un travail d’analyste business que d’un travail d’expert-comptable (fut-il de justice).
Revenons une dernière fois sur notre fameuse affaire Sakho : comment prétendre estimer l’ampleur de la perte de chance sans une vision experte du football ? Mamadou Sakho aurait-il vraiment pu prétendre à une victoire lors de l’Euro 2016 ? Ou à une longue carrière à Liverpool ?
En sélection d’abord : il n’aurait certainement pas été l’atout majeur d’une équipe de France, qui aura remporté la Coupe du Monde sans lui, deux ans plus tard. Il n’en reste pas moins que Sakho s’est montré monté ultra-décisif avec l’équipe de France, en novembre 2013, lors d’un match barrage couperet contre l’Ukraine. Il avait donc indiscutablement les qualités pour apporter le supplément de combativité qui eût pu faire la différence dans une finale cadenassée.
Mais eût-ce été suffisant ? Sakho aurait-il été titulaire à la place de Koscielny ou Umtiti ? Était-il complémentaire avec l’un de ces profils ? Et adapté au plan de jeu de l’équipe de France ? Et quand bien même, aurait-il remporté l’Euro, sa carrière aurait-elle changé du tout ou tout (au-delà de la prime qu’il aurait alors dû recevoir) ? Aurait-il été préféré, deux ans plus tard, à une charnière centrale championne du monde ?
Et en club : aurait-il été conservé quelques années de plus par Liverpool, dont l’entraîneur exigeait de plus en plus de ses défenseurs, un positionnement très haut sur le terrain, une grande vitesse de repli, et un jeu long très précis – soit des qualités très différentes de celles de pur stoppeur de Mamadou Sakho ?
Et quand bien même : aurait-il conservé sa place début 2018, après que Liverpool a déboursé 84 millions d’euros pour s’offrir Virgil Van Dijk (à l’époque le transfert le défenseur le plus cher de l’histoire), qui devint le dauphin de Messi au ballon d’or dès la saison suivante ? Ou au contraire, Sakho se serait-il découvert de nombreuses synergies avec le défenseur batave, et aurait-il joué son meilleur football après l’arrivée de ce dernier sur les berges de la Mersey ?
Ces questions sont évidemment loin d’être exhaustives. Ce bref échantillon n’a d’autre but que de vous sensibiliser à la prépondérance de l’analyse business (de l’opérationnel et du stratégique) dans le chiffrage d’une perte de chance.
Au cas d’espèce, il serait absurde de prétendre chiffrer la perte de chance subie par Mamadou Sakho sans une connaissance pointue de l’écosystème du football (business), ou sans une initiation poussée aux considérations techniques et tactiques de ce sport.