Couvrir les angles morts de la responsabilité civile délictuelle
En l’état, la responsabilité civile (délictuelle) permet à la victime d’obtenir réparation intégrale du dommage personnel causé par un fautif.
Pour reprendre les termes classiques de la Cour de Cassation, « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».
Cette citation, souvent comprise d’un seul bloc, comporte en réalité deux injonctions distinctes, qui ne se recouvrent pas totalement :
- La responsabilité civile vise à rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage (sic) ;
- elle vise à replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu.
Dans le premier cas, elle porte sur l’équilibre détruit. Dans le second – logiquement retenu en l’état de la loi -, elle porte sur la situation de la victime.
Ce faisant, elle ignore les déséquilibres créés dans la mesure où ils n’affectent pas directement la situation de la victime.
L’exemple typique étant celui de la contrefaçon de produits d’ultra-luxe : les publics concernés par les ventes des originaux et des contrefaçons sont si hermétiques que l’impact de la contrefaçon sur les ventes des originaux est sinon nul, du moins infime.
Même en cas d’absence de dommage pour la victime, il n’en reste pas moins qu’un équilibre préexistant a été détruit du fait de l’enrichissement fautif du contrefacteur.
Pour remédier à ce type de situations, le droit français introduit de plus en plus de possibilités de chiffrage par la faute lucrative (pour les atteintes à la propriété intellectuelle, au secret des affaires, le parasitisme et la rupture d’égalité dans la concurrence) ; lequel relève d’une responsabilité proportionnelle à la faute commise.
Cette logique pourrait d’ailleurs être étendue, non seulement à la faute, mais à l’identité de son auteur.
En filigrane, c’est d’ailleurs déjà le cas : de nombreuses pratiques restrictives de concurrences sont spécifiques à certains distributeurs ou certains acteurs du secteur numérique (tendance qui devrait encore se renforcer avec la transposition du DMA), dans des logiques d’équilibre économique
Une appréciation plus souple du lien de causalité
L’utilisation de la causalité (entre l’acte fautif et le dommage) en tant que critère de proportionnalité pourrait s’inscrire dans la même logique de recherche d’équilibre.
Elle permet, en effet, de tenir compte de davantage de dommages éventuels (une perte de chance dont la cause ne peut être établie avec certitude) en la faveur de la victime, tout en limitant les réparations à la responsabilité effective du fautif (en sa faveur).
Dans l’esprit, cette nouvelle approche permettrait davantage de souplesse dans l’octroi des réparations. Mais n’est-ce pas un vœu pieux ? Une telle logique présuppose en effet l’utilisation poussée d’instruments statistiques et/ou économétriques pour mesurer chacune des probabilités causales.
Responsabilité civile proportionnelle, perte de chance
Dans l’exposé des motifs relatifs à l’avant-projet de loi belge, les rédacteurs défendent un remplacement de la logique de perte de chance, par la logique – plus large – de responsabilité civile proportionnelle (à la probabilité que le défendeur ait causé le dommage final).
À notre sens, il doit s’agir de deux éléments distincts : la perte de chance est la perte certaine et directe d’une éventualité favorable, et elle se chiffre en fonction de la probabilité de cet événement favorable.
Comme n’importe quel autre type de préjudice, la perte de chance repose donc sur une causalité certaine, et devrait donc être étendue sur la base d’une responsabilité civile proportionnelle à la causalité (au cas où la perte est incertaine).
De la même manière, deux préjudices relevant de la responsabilité civile proportionnelle ne sauraient être chiffrés de la même manière selon qu’il s’agisse d’un gain manqué avéré, ou d’une perte de chance (à probabilité équivalente de causer le dommage).
S’il est évidemment possible d’étendre suffisamment la notion de responsabilité proportionnelle pour couvrir entièrement la notion de perte de chance, cela nous appert peu souhaitable.
La structuration des dommages réparables en des grandes catégories facilement identifiables (pertes subies, gains manqués, pertes de chance, faute lucrative, intérêts compensatoires) permet de délimiter et de faciliter le chiffrage.
La renonciation à ces catégories au profit d’une approche plus globale s’accompagnerait fatalement d’une augmentation des erreurs de chiffrage en l’absence d’expertises dédiées (typiquement l’absence d’une prise en compte de l’éventualité de l’événement favorable dans le cas d’une perte de chance).